L'art de (se) diriger ( le blog de Laurent Pellegrin)

L'art de (se) diriger ( le blog de Laurent Pellegrin)

L'homme moderne et l'âge de l'anxiété

Reprise intégrale d'une chronique de l'Expansion management review disponible sur le net :

Il y a un demi-siècle, le théologien protestant Paul Tillich identifiait, dans The Courage to Be (1), l'anxiété comme la conséquence d'une perte de sens chez les individus. Les nostalgiques des Beatles reconnaîtront cette figure de l'homme qui s'agite de tous côtés, sans arriver à rien, dans le Nowhere Man du dessin animé Yellow Submarine.
L'ouvrage que vient de publier Dalton Conley (2), chef du département de sociologie à l'université de New York, n'a qu'un défaut, la longueur de son titre qui décrit pourtant bien son propos : Elsewhere, U.S.A. : How We Got from the Company Man, Family Dinner and the Affluent Society to the Home Office, Blackberry Moms, and Economic Anxiety. En gros, du bon père de famille comment nous sommes passés au zombie à Blackberry. Il y retrace l'évolution du modèle du cadre performant, hier jugé sur ces compétences et sa loyauté, en échange desquelles il était assuré d'un salaire satisfaisant et pouvait consacrer le reste du temps à sa famille et à ses loisirs. Le company man des années 60 a disparu sous les assauts de la mondialisation et de la révolution actionnariale. Aujourd'hui, un cadre performant est avant tout toujours disponible. Entre les longues journées de travail, les dossiers ramenés à la maison pour le week-end et la sonnerie insistante du Blackberry qui le poursuit à toute heure, il ne s'appartient plus et vit dans l'angoisse permanente de ne pas en faire assez, de ne pas être là quand il faut, que l'histoire se fasse sans lui. La définition que donne le Larousse de l'aliénation est à cet égard fort éclairante :
1) transmission d'un bien à autrui ;
2) perte d'un droit ;
3) trouble mental, folie.
Cette triple définition correspond parfaitement bien à celle d'un nouveau type de personnalité, dont Conley nous décrit l'apparition, l'« intravidu », qui aux termes d'un nouveau pacte faustien a renoncé à toute existence personnelle. On est loin des discours lénifiants sur le « travail collaboratif », le « développement personnel » dans le cadre professionnel, sans parler de la contribution généreuse et spontanée de chacun à la sacro-sainte création de valeur pour l'actionnaire! Un vide que l'entreprise est naturellement venue combler
On peut néanmoins se demander si les victimes ainsi consentantes ne sont pas leurs propres dupes. Dans son ouvrage fondateur sur Le Bourgeois, publié dans les années 20, le sociologue allemand Werner Sombart défendait l'idée selon laquelle la course à l'argent et l'activité obsessionnelle traduisaient en réalité l'absence de tout autre attachement, un moyen d'éviter le désespoir face au grand vide du nihilisme intégral. La pire chose qui puisse arriver aux cadres décrits par Conley, c'est de se retrouver en vacances, loin de tous leurs repères habituels, ce qui laisse à penser qu'ils n'en ont pas d'autres. Ils sacrifient d'autant plus facilement leur famille que celle-ci ne compte pas vraiment pour eux. Ils n'ont pas d'amis mais seulement des relations d'affaires. Est-ce vraiment l'entreprise qui a tout dévoré ou bien ne s'est-elle pas naturellement imposée dans un vide qui ne demandait qu'à être comblé? Comment dès lors ne pas penser à l'aphorisme de Nietzsche : « On ne tombe malade que si on l'est déjà »?
 (1) Paul Tillich, Le Courage d'être, Editions du Cerf, Presses de l'université Laval, Labor et Fides, 1999.
(2) Dalton Conley, Elsewhere USA : How We Got from the Company Man, Family Dinner and the Affluent Society to the Home Office, Blackberry Moms and Economic Anxiety, Pantheon Books, 2009.


03/07/2009
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 83 autres membres